Les littératures de la Corne de l’Afrique. Regards croisés – Paola Ranzini (dir.) | Une critique par Ewout Decoorne

La Corne de l’Afrique, une région aussi diverse que distincte, reste jusqu’à présent sous-représentée dans les ouvrages scientifiques consacrés aux littératures africaines. Une contribution visant à explorer les multiples expressions littéraires issues des quatre États actuels qui constituent la Corne (à savoir l’Éthiopie, la Somalie, l’Érythrée et la Djibouti) et de la diaspora en Europe (principalement en Italie), et ceci dans un volume de grande ampleur thématique, est donc plus que bienvenue. Comme l’indique le sous-titre, ce livre nous présente des regards croisés. Il s’agit de regards extérieurs, provenant de propos des historiens, chercheurs, journalistes, mais aussi de regards venus de l’intérieur du métier littéraire, jetés par des écrivains situés aussi bien dans la Corne de l’Afrique qu’ailleurs. Ainsi, la notion de pluralité fonctionne comme pierre angulaire dans le développement des thèses différentes explorées dans ce vaste projet. Ne vous attendez donc pas à un survol introductoire qui effectue un trajet linéaire, traversant des périodes historiques successives et incluant d’une façon balancée tous les espaces culturels de la Corne. Il s’agit plutôt d’un florilège, composé des meilleures contributions scientifiques récentes, qui constituent ensemble une introduction élaborée qui comprend les multiples traditions littéraires de la Corne et de la diaspora d’une manière aussi polymorphe que l’apparence des littératures de la Corne elle-même.

Les auteurs de l’avant-propos, Olivier Favier et Anna Proto Pisani, soulignent avant tout leur perspective transnationale et multidisciplinaire en explorant les relations littéraires qu’entretiennent l’Europe et la Corne, et les États de la Corne entre eux. La migration transcontinentale comme phénomène actuel déclenché pour la plus grande partie dès l’époque coloniale, et par conséquent la notion de l’exil, fonctionnent ainsi à la fois comme lien géographique, culturel et historique. Un deuxième point de départ concerne la conceptualisation de l’auteur comme intermédiaire intellectuel qui diffuse les idées de sa communauté d’origine à travers des frontières aussi bien politiques que mentales. La prise de parole des auteurs, et surtout des écrivains femmes, est vu comme un engagement qui dépasse les soucis individuels, mais devient un militantisme au service des causes collectives. Cet ouvrage veut comprendre la transformation du discours littéraire qu’entreprennent des textes dans leur trajet de la Corne jusqu’à la diaspora dans toute son envergure. La structure du livre suit cette démarche.

Dans une première partie, Didier Morin, spécialiste des langues et littératures de la Corne, fournit une introduction historique. À cause de l’ampleur de cette entreprise, vu la grande diversité culturelle, thématique et typologique que manifestent les littératures de la Corne, ce chapitre semble devenir trop dense pour faciliter une lecture confortable par les non-initiés. Surtout les passages qui expliquent les technicités des traditions poétiques semblent parfois abstraits. Les explorations théoriques du dynamisme entre la scripturalité et l’oralité risquent de sauter du coq-à-l’âne. L’abondance de termes en orthographe phonétique et d’extraits non-traduits en anglais et en italien intensifie encore le degré de complexité. Tout de même, les éclaircissements profonds de la situation linguistique, de la configuration politique, des fonctions sociales de la poésie et des performances à travers le temps et de la genèse de « la Corne de l’Afrique » comme dénomination d’une catégorie culturelle bien définie restent indispensables pour soutenir les thèses élaborées dans les chapitres suivants. Surtout l’attention consacrée aux transpositions culturelles, religieuses et linguistiques, c’est-à-dire aux influences postérieures des traditions anciennes, permet d’apprécier plus profondément les voix exilées, porteuses de sentiments nostalgiques et schizophrènes selon Morin, comme l’on peut le signaler chez de célèbres exilés comme Nuruddin Farah, Ayaan Hirsi Ali ou Waris Dirie.

Les chapitres qui constituent la deuxième partie explorent ces « voix de la diaspora » en grand détail. William Souny commence par examiner d’une façon très claire l’essentialisme somalien de la « nation de poètes », une conception quasi mythique qu’on peut retracer jusqu’au fameux orientaliste Richard Burton. Souny identifie des expressions de soomaalinnimo (somalité) traversant des frontières nationales, de diverses modes de communication (y compris internet), des agendas politiques divergents et finalement la division entre les sexes. À titre d’illustration du raisonnement étendu d’une voix exilée, Madelena Gonzalez explore les différents niveaux narratologiques dans ce qu’elle appelle une « esthétique du doute » dans la trilogie Du sang au soleil de Nuruddin Farah. Élaborant sur les modèles théoriques établis par des chercheurs de signature postmoderniste et postcolonialiste, Gonzalez cherche à démontrer comment cette esthétique aliénante sert comme outil de résistance à l’autorité monolithique, élément si caractérisant des dictatures comme la Somalie de Siyaad Barre. Bernard Urbani, ensuite, nous présente sa lecture d’une autre trilogie, celle de l’écrivain djiboutien Abdourahman Ali Waberi. S’inscrivant dans une littérature-monde, l’œuvre de Waberi remet en question les vérités nationalistes et les identités plurielles par l’usage de références intertextuelles, de réflexions mystificatrices et de l’adoption de la langue de l’Autre, notamment le français. Ce nouvel espace littéraire qui révise la nation et la langue comme éléments définitoires est exploré dans un excellent essai par Daniele Comberiati, dans lequel il tente de trouver une place pour les concepts de maison, patrie et nation au sein de la littérature italienne postcoloniale. Comberiati complexifie des assertions courantes concernant la littérature italienne contemporaine en se reposant fortement sur les idées postcolonialistes de, entre autres, Homi Bhabha, et en soutenant une ré-conceptualisation de la littérature à base d’une taxonomie basée sur des contrastes générationnels. Les processus littéraires en cours dans cet espace postcolonial sont bien concrétisés grâce aux témoignages fournis par Simone Brioni dans un prochain chapitre. Sa contribution parle de trois œuvres artistiques dont deux documentaires auxquels Brioni lui-même a collaboré comme co-auteure.

Une grande partie, c’est-à-dire trois chapitres successifs, est consacrée à une discussion profonde du roman et de la performance Regina di fiori e di perle (Reine de fleurs et de perles) de l’écrivaine italo-éthiopienne Gabriella Ghermandi. Les deux premiers chapitres se penchent respectivement sur la version écrite du roman et sa transformation sur scène. Anna Proto Pisani et Paola Ranzini, les auteures correspondantes des deux études, présentent un exposé exhaustif et fortement plausible sur cet ouvrage intriguant de Ghermandi. Elles mettent vigoureusement en valeur la prolixité méthodologique propagée à travers le livre entier, ce qui reflète la continuité littéraire qui relie langue, culture et société. Un troisième chapitre présente des extraits du roman en traduction. Regina di fiori e di perle, l’histoire d’une fille ayant comme devoir la transmission du passé éthiopien en Italie à travers des histoires, sert comme parfaite illustration de la conceptualisation de la littérature que ce livre nous présente. Les tensions entre l’exil, la migration et la tradition y sont explorés dans un discours qui, dans ses préoccupations éthiques et esthétiques, allie la terre d’origine et le pays d’accueil, la tradition et la modernité, la narration écrite et orale… Les extraits tirés de l’œuvre de Ghermandi, et aussi du recueil de récits Fra-intendimenti de Kaha Mohamed Aden avec les multiples exemples entrelacés à travers les chapitres, enrichissent la rencontre du lecteur avec la complexité et la profondeur des textes littéraires.

La troisième partie du livre concerne les « regards européens » sur la Corne. Olivier Favier étudie l’image familière et stéréotypée de la Corne comme un enfer éternel à travers quatre écrivains-reporteurs européens qui, chacun de sa propre manière, ont dépeint ce coin de l’Afrique dans leur écriture. Une entreprise avec beaucoup de potentiel qui manque néanmoins d’esprit synthétisant cultivé dans les chapitres précédents. Le dernier chapitre reproduit le témoignage du journaliste Léonard Vincent sur le fait d’écrire sur l’Érythrée, un pays quasi totalitaire qui interdit toute entreprise journaliste libre. De cette raison, Vincent parle de « trafiquer dans l’inconnu ». Son regard, comme celui de Brioni, provient de l’intérieur du processus littéraire.

En tournant la dernière page, le lecteur a parcouru une grande partie de l’univers des littératures de la Corne. Tout l’éventail de genres pratiqués, de personnes impliquées et de traditions soutenues a été dévoilé dans une narration aussi hybride que la conceptualisation de l’objet d’étude. La remise en question des catégories préétablies qui définissent trop souvent nos idées préconçues sur la littérature en générale, et de la Corne de l’Afrique en particulier, reste sans doute le plus grand accomplissement de cette étude. Cependant, à certains moments, le livre comme entité unique risque de s’égarer dans cette configuration fluide. Certains chapitres contribuent peu aux thèses élaborées dans l’avant-propos. Ceci ne veut certainement pas dire qu’ils sont superflus. Il s’agit avant tout d’une sélection inévitablement arbitraire d’essais, de textes littéraires et de témoignages provenant du vaste champ littéraire de la Corne. Grâce à cette ampleur, Les littératures de la Corne de l’Afrique est un instrument convenable pour les dilettantes et étudiants désireux de découvrir les littératures peu connues de cette région. À condition peut-être que le lecteur soit prêt à adopter une perspective sur la littérature aussi hybride que celle exemplifiée ingénieusement par les auteurs.

Paola Ranzini (dir.), Les littératures de la Corne de l’Afrique. Regards croisés (Paris : Éditions Karthala 2016). ISBN 9782811114893 ; Disponible sur www.karthala.com ;
308 p.

Ewout Decoorne